Introduction
Je n’écris pas que des romans, j’écris aussi des nouvelles que j’aimerais partager avec vous. Celle-ci a été écrite en écoutant La plus bath des javas, chanson rendue célèbre par Georgius, auteur prolixe de la première moitié du XXe siècle, et qui a été reprise depuis par Renaud.
La nouvelle
Voyez comme elle est jolie, Nana, avec ses boucles brunes, son visage rieur, ses yeux couleur noisette, ses jolies pommettes, sa petite bouche rouge cerise et ses souliers vernis trop petits. Le soleil qui perce à travers le feuillage dessine des taches de couleur sur sa robe verte. Une robe qu’elle a achetée Au Bonheur des dames, pour danser avec le beau Julot. Regardez comme elle sautille ! Et comme il est fier, son Julot, qui pose les mains sur ses fesses, la cigarette plantée au coin de la bouche, la casquette posée sur la tête et la chemise à carreaux ouverte sur son torse. (Eh, Julot ! T’as oublié de retirer tes pinces à vélo.)
Il fera beau aussi, le jour où Julot commettra l’irréparable. Pourtant, il avait tout pour réussir dans la vie. Une belle gueule d’amour, une casquette en tissu pied-de-poule, un boulot chez Michonneau, robinetterie et sanitaires. Et surtout Nana, la jolie Nana, la plus bath des nanas ! Nana avec qui il danse la java tous les dimanches. Parce qu’ils vont tous les dimanches chez Firmin, un peu après Gournay, sur le bord de la Marne. Chez Firmin où on mange la meilleure matelote d’anguilles, ou un hochepot, mais qui mangerait un hochepot un dimanche d’août, qui en dehors de ces gros paysans qui viennent de Nogent, de Torcy ou de Noisy-le-Grand, des maquignons qui ont discuté dans la matinée du prix de la viande sur pied pendant que leurs dames allaient faire leurs dévotions à l’église Sainte-Madeleine ?
Nana et Julot ne mangent pas de matelote. C’est trop cher ! Pensez, un franc et dix sous, sans compter le vin. Julot doit économiser pour s’acheter une bicyclette Peugeot pour aller avec ses pinces à vélo. Et ce n’est pas Nana qui lui ferait faire des folies ! Elle est sérieuse, Nana. Une bonne petite, pas une de ces gigolettes qu’on croise rue de Lappe ou rue du Faubourg-Saint-Denis. Plus tard, Nana et Julot se marieront. Pas à la mairie du treizième, ça sera du sérieux. Nana y pense. Elle a déjà acheté du tissu au Carreau du Temple pour faire sa robe. Elle pense aussi au petit atelier qu’elle aura. Avec une belle enseigne, peinte en blanc sur la vitrine : Ici on fait danser les aiguilles !
Le dimanche, chez Firmin, Nana et Julot ne manqueraient pour rien au monde le moment où on pousse les tables, où les gros paysans sortent leur blague à tabac pour bourrer leur pipe et se calent contre la balustrade, et l’accordéoniste entame une polka, ou une mazurka, et tournent et virevoltent les couples d’ouvriers parisiens sur la piste de danse.
Quand vient le temps de la java, c’est alors que Nana et Julot s’avancent sur la piste. Et on s’écarte avec respect, parce qu’on sait que Nana et Julot sont aussi doués pour danser la java que Julot pour monter un robinet. Il faut voir comme il les monte, les robinets ! Et vous pouvez y aller ! Jamais un robinet monté par Julot ne fuira ! Alors pourquoi son patron le mettrait-il à la porte ?
Parfois, quand ils s’avancent sur la piste, certains ne leur cèdent pas la place. Des nouveaux. Ou des apaches, qui viennent de la zone au-delà des fortifs. Des marlous avec la gueule bleue, la barbe qui repousse aussitôt rasée, un mouchoir rouge noué autour du cou, et souvent on voit briller la lame d’un couteau lorsqu’ils sortent du restaurant pour régler un compte, parce que Monsieur Firmin ne veut pas de ça chez lui. Et pendant ce temps-là, Nana et Julot tournent et retournent sur la piste, et les gros paysans tirent sur leur bouffarde les yeux rivés sur la croupe de Nana pendant que leurs dames n’ont d’yeux que pour la belle gueule d’amour de Julot.
Alors pourquoi Julot s’est-il laissé embarquer dans cette bande de pieds-nickelés ? Nana n’en a rien su. Sinon, elle aurait réagi ! Mais non, Julot, n’y va pas ! Tu en retrouveras, du boulot. Tu étais le meilleur chez Michonneau. Le patron lui disait : Julot, c’est toi le meilleur.
Oui, mais Michonneau a vendu son entreprise, Michonneau et Frères, robinets et sanitaires, mais ça faisait longtemps que ses frères étaient morts, ou partis aux États-Unis, on ne sait pas, c’est pas clair cette histoire. Il a vendu son entreprise parce que son fils, un bon à rien, un fainéant, joueur par-dessus le marché, toujours fourré à Auteuil ou à Longchamp, était incapable de la diriger et qu’il a préféré la céder à Marchal, Eugène Marchal, avec qui il joue au piquet chaque mercredi soir. Mais Marchal ou un autre, ça aurait été la même chose. Parce que les robinets, maintenant, ils arrivent tout montés de l’usine, là-bas, du côté du Creusot, où les ouvriers sont payés trois francs la journée, bien contents si on ne leur retire pas cinq sous, ou dix sous, sous prétexte qu’ils ont bavardé avec leur voisin.
Julot a perdu son boulot et sa casquette un jour de grand vent. Il a revendu sa bicyclette Peugeot parce que jamais il n’oserait dire à Nana qu’il est au chômage, qu’il n’a plus de boulot, qu’il ne peut plus lui payer sa place sur le coche d’eau pour aller le dimanche à Gournay-sur-Marne.
Tournez, tournez, Nana et Julot, tournez sous la tonnelle par ce beau jour d’été. En contrebas, les barques glissent sur l’eau et les pêcheurs somnolent sur un pliant. On est heureux, pas vrai ! Lorsque l’accordéoniste prend sa pause, Nana boit une orangeade et Julot une bière, une bière bien fraîche, avec de fines gouttelettes sur le bord du verre. Mais un jour, l’argent avec lequel Julot paiera l’orangeade de Nana ne lui aura pas été donné par le père Michonneau. Un jour cet argent, huit sous, c’est Eddy le Lyonnais qui lui aura donné. Huit sous qui viendront du porte-monnaie d’une petite vieille bousculée sur un marché dans le XIème arrondissement. Le marché d’Aligre, vous connaissez ? C’est là qu’on trouve les légumes les moins chers. Et de la volaille ! Tout est devenu si dispendieux aujourd’hui.
Ce jour-là, en faisant tourner Nana sur la piste, Julot aura en tête le gros coup dont lui a parlé Eddy le Lyonnais. Un malfrat, cet Eddy le Lyonnais. Un malfrat qui va embobiner le brave Julot. Notre Julot, vous savez ? Celui qui remporte tous les concours de java avec Nana, la jolie cousette de la rue Oberkampf. « Tu seras plus jamais pauvre, Julot ! Tu pourras en payer, des orangeades à Nana ! Et même une matelote d’anguilles chez Firmin, avec un verre de guinguet ! Et c’est pas avec des pièces de cinq sous que tu paieras, c’est avec des billets de vingt francs, des Bayard, des beaux billets bleus, comme ceux que les gros paysans ont dans leur poche. » Ça vous aurait pas fait gamberger, vous ? Bien sûr, vous avez pas perdu votre boulot. Rien que d’imaginer Nana en train de rire en secouant ses boucles brunes, avec ses yeux noisette qui brillent, parce qu’elle n’a pas l’habitude de boire du vin, ça lui chavirait le cœur, à Julot.
Il est quatre heures passées, les gros paysans ont bu une fine, leurs dames une poire, ou un alcool de femmes, elles s’éventent avec leur mouchoir. Il est bientôt temps de rentrer pour traire les vaches. Oh, ce n’est pas Madame qui les trait ! Mais les ouvriers agricoles, si vous n’êtes pas là, vous croyez qu’ils vont faire le boulot ? Sur la piste, il ne reste que quelques couples, des acharnés comme Nana et Julot qui continuent de tourner, de danser, de sautiller. Ma parole, ils sont infatigables, ces deux-là !
Nana et Julot tourneront tous les dimanches jusqu’à ce jour funeste où Julot, entraîné sur la voie du mal par Eddy le Lyonnais, maquereau de son état, trois filles sur le boulevard Richard Lenoir, Eddy le Lyonnais qui a l’imagination fertile dès qu’il s’agit d’inventer magouilles, braquages et carambouilles, jusqu’à ce jour où Julot détournera une rame de métro en menaçant le conducteur avec ses pinces à vélo. Vous pouvez imaginer ça, vous, de la part d’un si brave gars ! Et vous auriez imaginé qu’il se serait fait serrer aussi facilement ? Parce que courser un braqueur de banque dans les rues de Paris, c’est facile, mais sous terre, dans les tunnels obscurs du métro ! Et qui aurait pensé qu’une fois pincé, il aurait planté son eustache dans l’buffet d’un roussin ?
Il est maintenant cinq heures, l’accordéoniste à replié son instrument, la bonne à tout faire attend sur le bord de la piste avec un seau d’eau et une serpillière, et Monsieur Firmin compte les billets bleus et les pièces de cinq sous. Nana et Julot doivent rentrer. Reprendre le coche d’eau jusqu’au Port aux Coches.
C’est par un méchant jour de novembre, sous une pluie fine et glacée, que Julot fera sa dernière promenade. Sa dernière promenade dans la cour de la prison de la Santé, avec une chemise en toile ouverte sur son torse et ses pinces à vélo. Dans la cour de la Santé au centre de laquelle se dresse la Veuve. La Veuve en bois avec son lourd couperet d’acier.
Aaah, regardez-pas c’est pas chouette !
Aaah, c’est pas une bath de java.