— Tu imagines que je ne l’ai pas reconnue ? Tu me prends pour une idiote !
C’était certainement la dernière chose à dire. Amandine se détourna pour cacher son mécontentement. Elle s’était emportée, une fois de plus ! Alors, évidemment, Julien, qui jusque-là gardait la tête baissée, comme un enfant boudeur, tapotant machinalement le bord des feuilles disposées devant lui pour en faire une liasse dont rien ne dépassait, se redressa et lui lança :
— Tu es jalouse, c’est ça ?
Il était insupportable lorsqu’il prenait cet air faraud, avec sa chemise blanche largement ouverte sur sa poitrine glabre, une mèche châtain clair lui barrant le front et les cheveux soigneusement dépeignés débordant sur la nuque. Une attitude qui était supposée lui donner l’air d’un poète, mais qui cachait mal l’adolescent malingre qu’il était resté malgré la fortune qui l’avait favorisé trop tôt. Et il la devait à qui, cette fortune, hein ?
Amandine inspira profondément, elle reprit sur un ton plus calme :
— Tu crois vraiment que les lecteurs du Journal sont amateurs de romance ?
Julien leva les yeux vers elle. Elle continuait de l’impressionner bien qu’il la connût depuis plus d’un an, et elle en jouait. De l’impressionner et de l’attirer, avec son visage si particulier, ses cheveux noirs et frisottants, son nez étroit qui s’avançait plus qu’il ne fallait, et sa courte lèvre supérieure – qu’elle n’aimait pas, pestant, enfant, contre l’ange qui avait omis de dessiner un sillon plus long avec son doigt –, mais qui lui donnait beaucoup de sensualité. Il ne soutint pas son regard, ou peut-être voulut-il éviter que le charme n’opérât une fois de plus sur lui, soucieux de lui montrer son indépendance.
— Je ne vais quand même pas écrire deux fois le même roman !
— Ce n’est pas une raison pour pondre une bluette.
Julien se rebiffa :
— Mon personnage principal a le droit d’avoir une vie sentimentale, non ?
Amandine se mordit les lèvres. Pourquoi était-elle aussi impulsive, bon sang !
— Oui, mais tel que c’est parti, tout va tourner désormais autour des amours de Louis et de Laure.
Julien reprit son agaçant travail de tassement des pages de son manuscrit, les yeux fixés sur la fenêtre. L’après-midi touchait à sa fin et le soleil dorait la façade de l’immeuble, de l’autre côté du boulevard des Capucines. Amandine le contemplait avec sévérité. Un gandin, voilà ce qu’il était devenu, esclave du paraître jusque dans son environnement, un bureau Empire en acajou, une lampe Lalique, un encrier en marbre et bronze doré. Les trois quarts de l’avance faite par son éditeur y étaient passés !
Il lâcha avec désinvolture :
— De toute façon, je ne peux pas recommencer. J’ai promis deux chapitres au Journal demain et mon éditeur me relance tous les jours !
Amandine se raidit. S’il lui avait confié ces trente feuillets aussi tard, c’est qu’il n’avait pas l’intention de tenir compte de son avis. Elle dit sur un ton glacial :
— Alors, je ne vois pas comment tu vas pouvoir rattraper ça.
Julien eut un petit sourire idiot qui la mit en fureur.
— Rattraper quoi ?
— Faire de ton histoire autre chose qu’une romance à l’eau de rose.
Elle se tut un temps, puis elle ajouta :
— Tu peux toujours en faire un roman policier, je suis sûre que les lecteurs du Journal préféreront ça à une mièvrerie sucrée. C’est très à la mode et ça se vend bien.
Julien haussa les épaules.
— Ah oui ? Et qui serait la victime ?
— Je ne sais pas, moi… Laure. Poignardée par un amant jaloux. Ou par une rivale.
Amandine avait dit ça sur un ton détaché. Julien grinça :
— Tu veux que je tue Laure ? Tu crois que Ludmilla va apprécier ?
— Laisse Ludmilla en dehors de ça, veux-tu ?
Julien la dévisagea avec un air narquois. Il avait réussi. Il avait réussi à la mettre hors d’elle ! Amandine serra les poings et baissa les yeux. C’était ridicule, puisqu’elle n’était pas jalouse. Pourquoi le serait-elle, d’ailleurs ?
Il lui échappait. Voilà des mois qu’elle n’éprouvait plus rien pour Julien, mais elle avait rêvé de faire de lui un grand écrivain. Elle avait cru y parvenir lorsqu’il avait fait paraître le Machineur, mais il voulait désormais voler de ses propres ailes et elle redoutait qu’il retombe dans la facilité. Tant pis pour lui ! Les Heurs et malheurs d’un jeune poète, son deuxième roman, promettait d’être un échec cuisant. Rien que le titre… Amandine ramassa sa courte cape et son chapeau qu’elle s’appliqua à lacer sous son menton en prenant le plus de temps possible, mais il ne chercha pas à la retenir.
Il se contenta de dire sur un ton indifférent :
— Tu t’en vas ?