Extrait du roman : La Poulette et le Boulanger

« Alphonse, vous êtes assommant, avec vos vers ! » Alphonse Lebrun eut un haut-le-corps – façon de parler, puisqu’il était allongé – et se détourna, outré. Voilà qu’il boude, maintenant ! « Voyons, Alphonse… Ne le prenez pas mal ! Je me suis emportée et je vous demande pardon… Mais vous devriez comprendre qu’il y a un temps pour tout. Un temps pour la poésie, et un temps pour l’amour. » L’amouuur, en arrondissant les lèvres en cul de poule. Anne-Amélie de Saint-Chauvet s’était dressée sur un coude pour darder ses yeux d’un bleu profond sur son amant. Ce faisant, le drap avait glissé et sa poitrine était dénudée. Or, Alphonse, allez savoir pourquoi, était beaucoup plus attiré par les seins d’Anne-Amélie que par ses yeux, des yeux dont elle était pourtant convaincue qu’ils la rendaient irrésistible, alors qu’elle jugeait peu seyants ses seins en poire, de taille moyenne, avec des aréoles brunes, au point qu’elle avait demandé au peintre, qui avait réalisé un tableau d’elle mollement allongée sur une ottomane, de lui faire plus gros, et en forme de melons. Un tableau qui décorait le mur de sa chambre, au-dessus de la commode Empire en acajou, avec ornementations de bronze ciselé et doré, dessus de marbre noir à inclusions, pieds de lion et décor de griffons ailés sur les côtés. Pourquoi dans sa chambre ? Pour deux raisons : d’abord, parce qu’il était au format horizontal et ne trouvait pas sa place dans le salon ; ensuite, parce qu’elle avait posé vêtue d’un voile transparent et qu’il n’eût pas été convenable de l’exposer à la vue de tous. Pour en revenir à Alphonse, la vue des seins de sa belle lui fit oublier l’insulte faite à Érato. Le troubadour devint Minotaure, le corps d’Anne-Amélie, le réceptacle de sa virilité. Eh oui, c’était toujours comme ça avec les hommes qu’elle rencontrait. Toujours pressés d’aller à la conclusion.

À vingt-huit ans, Anne-Amélie de Saint-Chauvet avait jugé qu’il était temps pour elle de prendre un amant. Entendez par là, un amant attitré. Elle avait choisi celui-là parce que ça faisait chic d’avoir un homme de lettres dans son salon, même si la réputation d’Alphonse Lebrun n’avait guère dépassé les limites du VIe arrondissement. Et un peu par défaut, aussi. Pour la bagatelle, il ne valait pas Saint-Chauvet, mais Saint-Chauvet était occupé ailleurs.

Anne-Amélie, qui était restée sur sa faim, attendit le deuxième tour, en espérant que son Roméo fît preuve, cette fois, de moins d’empressement. C’était effectivement ce qui arriva, mais alors que les deux amants commençaient à s’échauffer, on frappa trois coups à la porte, deux coups rapprochés suivis d’un coup espacé. C’était un signal convenu avec Angélique, la femme de chambre d’Anne-Amélie. Alphonse, terrorisé, bascula sur la carpette, dans l’espace entre le lit et le mur. C’était suffisant pour qu’Anne-Amélie pût inviter Angélique à passer la tête par l’entrebâillement de la porte.
— Monsieur de Saint-Chauvet vient de rentrer. Il demande si Madame peut le recevoir.
— Bien sûr ! Dites-lui qu’il est toujours le bienvenu chez moi !

Angélique referma la porte et la tête effarée d’Alphonse émergea. 
— Cachez-vous dans la garde-robe, mon ami. Et, surtout, prenez tous vos vêtements avec vous !
Le Minotaure s’était évanoui, il avait laissé la place à un Lebrun assez pitoyable et qui goûtait fort peu la plaisanterie. Certes, sa place d’amant lui permettait de s’empiffrer de mignardises trois fois par semaine – la poésie ne nourrit pas son homme –, mais est-ce que cela valait la peine de risquer un duel avec le mari trompé ? D’autant que, entre nous, Anne-Amélie de Saint-Chauvet était une dinde et que les soirées qu’elle organisait avec ses amies étaient d’un ennui mortel.

Quel besoin Gautier de Saint-Chauvet avait-il de voir son épouse à une heure aussi tardive ? Gautier de Saint-Chauvet était parti l’avant-veille en province pour affaires. Ne cherchez pas à savoir quelles affaires, Monsieur de Saint-Chauvet était très discret sur ce sujet. Il ne devait rentrer que le lendemain, 13 juillet 1888. Il n’était donc pas exagéré de dire qu’il était revenu précipitamment, et Anne-Amélie était curieuse de connaître la raison de cette précipitation. La curiosité d’Anne-Amélie l’emportait sur le désir modéré qu’elle éprouvait de son amant.
— Qu’est-ce qui nous vaut le plaisir de vous revoir si tôt, mon ami ?
Saint-Chauvet était très excité. Il avait le teint rosé, signe qu’il avait grimpé l’escalier très rapidement – manquant d’ailleurs de tomber sur Alphonse réunissant ses frusques – et l’œil luisant. Il ressemblait à un adolescent qui vient d’apprendre qu’il a été admis au Prytanée militaire de La Flèche. Je parle d’un adolescent d’un certain milieu, bien sûr.
— Le général Boulanger a présenté une proposition de dissolution de l’assemblée à la Chambre. Je ne pouvais pas manquer ça !
Anne-Amélie écarquilla les yeux pour montrer l’étonnement et le plaisir que lui procurait cette nouvelle. Alors, c’était ça ! C’était ça la raison pour laquelle elle avait, pour la deuxième fois, manqué le coche !
— L’assemblée est-elle dissolue ?
— Dissoute, mon amie… Non, la proposition a été rejetée, mais il y a eu une altercation entre le général et Floquet, le président du Conseil. Ils vont se battre en duel demain.
—  Un duel ! Comme les mousquetaires ! Reconnaissez que ce n’est pas très raisonnable !
— C’est un duel au premier sang.

C’est à ce moment précis que Saint-Chauvet s’aperçut que sa femme était nue.
— Vous ne portez pas de chemise de nuit, mon aimée ?
— J’avais si chaud ! Et puis je ne m’attendais pas à votre visite.

Si chaud ? L’excuse était mal trouvée en ce mois de juillet glacial, mais un homme reste un homme. Monsieur de Saint-Chauvet, qui ne visitait plus sa femme depuis des lustres et qui avait ses habitudes ailleurs, n’allait pas manquer une occasion comme celle-là. Anne-Amélie se laissa faire avec complaisance en regardant le ciel de lit étoilé. Elle songeait à ce pauvre Alphonse qui devait se morfondre dans la garde-robe. Monsieur de Saint-Chauvet n’était, en effet, pas très discret dans ces moments-là. La situation n’était pas pour lui déplaire, Anne-Amélie goûtait fort les pièces de M. Feydeau.

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