Chapitre III
. Jules Boisrenard travaille au service de la voirie. Un poste bien décevant pour lui qui rêvait de devenir un des maîtres de la finance. Mais la France est plongée depuis plusieurs mois dans une crise économique sévère et il faut bien vivre ! La scène se passe dans la soirée du 22 février 1848. Les jours précédents, la contestation du régime a pris de l’ampleur. Le roi Louis-Philippe a limogé son premier ministre François Guizot pour tenter de calmer le jeu…
Boisrenard rentra chez lui d’humeur joyeuse. Il aurait été bien en peine de dire pourquoi : certes, il ne portait pas Guizot dans son cœur, mais, entre nous, droit de vote ou pas, qu’est-ce que cela changerait pour lui ? En vérité, la liesse de la foule qui déambulait dans la rue était contagieuse. On chantait, des étudiants faisaient la farandole aux cris de « Vive la réforme ! À bas Guizot ! », les commerçants étaient sortis de leur échoppe et applaudissaient, des gamins couraient entre les jambes des badauds.
La fraternité. Voilà le mot qu’il cherchait pour expliquer le sentiment de bien-être qui l’avait envahi. Ouvriers en blouse, étudiants, bourgeois en redingote, commis en veste noire, ménagères en tablier et en fichu, tout le monde avait le sourire. Des groupes se formaient, sans distinction de classe sociale, et on échangeait librement. Il n’avait jamais connu ça. Il avala rapidement une soupe avec du lard et des fèves et ressortit sans but précis, juste pour profiter de cette fête improvisée.
Ses pas le menèrent boulevard des Capucines. La nuit était tombée, mais la foule était toujours aussi dense, malgré le froid mordant. On comptait bien narguer le président du Conseil déchu en allant danser sous ses fenêtres.
On avait allumé des lampions et le défilé pacifique avait un air de carnaval dans la lumière dorée des réverbères. Hélas, un bataillon du 14e régiment d’infanterie de ligne barrait le passage. Le cortège fut stoppé net. On se télescopait, ceux qui suivaient ignorant ce qui se passait devant. Il y eut des cris, des injures, et ça poussait toujours derrière. Boisrenard chercha à s’extirper de la masse de plus en plus compacte. Rien à faire. Le ton était monté, on scandait désormais des slogans hostiles à la monarchie. Le capitaine commandant le bataillon allait et venait nerveusement dans l’espace entre ses hommes et les manifestants. On fit un pas en avant, espérant que la troupe allait reculer.
Soudain, le drame. Des coups de feu. D’abord isolés, puis en tir groupé. Un carnage. La foule reflua en hurlant. Lorsqu’un glacis se fut établi entre le cordon de fantassins qui barrait la rue et la foule, des dizaines de corps gisaient par terre. Un silence de mort s’était établi. Puis il y eut des hurlements, ceux de femmes qui se précipitaient vers les corps étendus sur le pavé, dont certains gémissaient faiblement. Boisrenard resta sidéré, incapable de réagir, comme tous ceux qui, autour de lui, regardaient la scène avec des yeux horrifiés. Il s’écoula un long moment, puis les rangs s’ouvrirent pour laisser passer trois charrettes sur lesquelles on entassa les corps. Il se forma alors une interminable procession, éclairée par des torches, qui circula pendant des heures dans les rues de Paris, au rythme lancinant du tocsin. Les locataires des immeubles, réveillés par les cloches, regardaient passer le lugubre cortège depuis leur fenêtre.
Lorsque Boisrenard rentra chez lui, fort tard dans la soirée, Éléonore l’attendait. Le tocsin s’était propagé dans tous les quartiers populaires et elle était folle d’inquiétude. Jules se garda de lui parler de la scène terrible à laquelle il avait assisté et du cortège funèbre qu’il avait suivi, mais il dormit mal. Toute la nuit, des cris retentirent dans la rue, des bruits de charrois traînés par des chevaux. Le petit Maurice s’éveilla plusieurs fois et mêla ses pleurs au tumulte de la ville. Le lendemain matin, Éléonore l’adjura de rester auprès d’elle. Il eut la tentation de l’écouter, mais le souvenir de Clusiers notant les absents l’avant-veille et, il faut le reconnaître, une curiosité malsaine le poussa à sortir. Il se vêtit chaudement, il avait pris froid la veille, et descendit dans la rue.
Il n’y avait plus, cette fois, le même mélange des classes sociales. Les bourgeois en chapeau étaient restés chez eux, les commerçants avaient baissé le rideau ou cloué des planches devant leurs vitrines. La rue appartenait aux ouvriers, en blouse et casquette. Des étudiants les avaient rejoints, ainsi que de pauvres hères dépenaillés, les laissés-pour-compte de la France louis-philipparde rejetés dans les taudis au pied de la toute nouvelle enceinte de fortifications, et d’augustes matrones, traînant une charrette transportant un chaudron de soupe et quelques morceaux de pain. L’insouciance qui régnait vingt-quatre heures auparavant avait laissé la place à une froide détermination. Les visages étaient fermés, les regards durs.
Boisrenard se heurta très vite à la première barricade. Un amas de pavés, de gravats, de madriers dont émergeait la carcasse d’un fiacre calciné et qui arrivait tout juste à hauteur d’homme, mais c’était bien suffisant pour défendre une de ces rues étroites et profondes du Paris préhaussmannien, que le soleil n’éclairait que quelques heures par jour durant les mois d’été. Et, d’ailleurs, quel officier serait assez fou pour hasarder dans ce coupe-gorge son bataillon, au risque de recevoir sur la tête le contenu d’un pot de chambre déversé par une poissarde vindicative, heureuse de souiller son bel uniforme ?
Rue Oberkampf, les choses étaient plus sérieuses. À la hauteur de la cité de Crussol, dans le quartier de la Nouvelle Ville d’Angoulême, l’édifice était beaucoup plus imposant, à vue de nez, trois mètres de haut, renforcé par des troncs d’arbres qu’on avait dû apporter pendant la nuit, et gardé par une trentaine d’hommes, dont la moitié étaient armés de vieilles pétoires. Des badauds s’étaient rassemblés à distance et commentaient l’ouvrage, des habitants des immeubles avoisinants, inquiets de cette incursion du Paris populaire dans ce lotissement récemment construit. Boisrenard grimpa sur la barricade, décidé à la franchir. De l’autre côté, à une cinquantaine de mètres, un cordon de fantassins barrait le passage, avec leur pantalon rouge, leur tunique bleue et leur shako à pompon rouge et visière. Il fut interpellé par une voix connue :
— M’sieur Boisrenard, m’sieur Boisrenard !
C’était Nanquet, réjoui de le voir avec eux, sur la barricade, car Boisrenard était un monsieur, et pas n’importe lequel, toujours poli, toujours bien mis, et ça voulait dire que la révolution qu’ils étaient en train de faire n’était pas qu’une affaire d’ouvriers, n’en déplaise aux rentiers qui les regardaient d’un mauvais œil depuis leur fenêtre. Boisrenard lui sourit et lui fit signe, il l’aimait bien, ce gamin, puis il se tourna à nouveau vers les soldats qui avaient mis en joue. Il s’aplatit, instinctivement, une fraction de seconde avant que n’éclate la première salve qui prit les défenseurs au dépourvu, car personne n’imaginait que les biffins allaient tirer.
Des gars comme eux, ou des paysans, mais c’était tout comme, de pauvres bougres tirés au sort ou enrôlés à la place d’un fils à papa qui avait payé pour être remplacé, qu’est-ce qu’ils en avaient à faire, du gros Louis-Philippe ? Nanquet, qui était resté debout, tenant bien haut un bâton auquel était attaché un chiffon rouge, bascula en arrière et roula au pied de la barricade. Face à eux, le premier rang de soldats s’était reculé, laissant place au deuxième rang qui lâcha une nouvelle salve. On s’était planqué, abasourdi, et la réplique se fit attendre. Elle éclata sous une forme désordonnée, une série de déflagrations qui sonnaient creux à côté du bruit sourd, sec et puissant comme un coup de marteau, du fusil à percussion modèle 1842 des fantassins, dont pas un ne fut touché. L’officier qui les commandait avait mis sabre au clair et on l’entendit distinctement commander :
— Chargez !
Ce fut la débandade. Que pouvait-on contre des hommes entraînés, prêts à vous embrocher avec leur baïonnette ? On déguerpit, laissant les blessés au pied de la barricade. Nanquet lança un regard désespéré vers Boisrenard, il avait le bras en sang. Ce n’était sans doute pas grave, mais il s’était foulé la cheville, ou le genou, en dégringolant, et il ne pouvait pas marcher.
Alors, Jules le souleva, pas bien lourd ce garçon, et passa un bras sous son aisselle valide pour l’emmener jusqu’à l’attroupement de badauds qui avaient reculé d’une vingtaine de mètres, les yeux fixés sur la crête de la barricade. Les pointes des baïonnettes apparurent, puis les shakos. On retint son souffle, prêts à prendre la fuite. Les fantassins franchirent l’obstacle et reformèrent les rangs sur la chaussée. De manière incompréhensible, ils n’allèrent pas plus loin et restèrent l’arme au pied. Sans doute la prise de la barricade était-elle leur objectif et ils attendaient des ordres pour la suite des opérations.