Le Chaudron des Illusions – Extrait

Aussitôt qu’il eut mis un pied dans la capitale, Jules sut que c’était là qu’il devait vivre. C’était là que ses projets se réaliseraient, que son ambition pourrait se déployer. Une fois qu’il eut trouvé un appartement, quelque chose de simple, mais de correct, au deuxième étage d’un immeuble de la rue Michel-le-Comte, il se lança dans une exploration désordonnée de Paris. Il se levait à l’aube et partait avant même qu’Eléonore eût le temps de réchauffer un peu de soupe, ou une boisson à base de chicorée. Il se contentait de prendre un peu de pain, enfilait son paletot, laissait Eléonore lui passer une écharpe autour du cou et allait au gré de ses intuitions, sans plan précis, attiré par une devanture, un rayon de soleil sur une enseigne en cuivre, la démarche légère d’une jeune femme se rendant au marché, ou choisissant une rue à l’abri du vent lorsque le temps fraîchissait.

Bien sûr, les premiers jours, il était allé admirer les grands monuments : Notre-Dame de Paris, sur les flancs de laquelle grimpaient de titanesques échafaudages qui paraissaient pourtant bien frêles à côté de l’imposant édifice, la Sainte-Chapelle, éblouissante lorsque le soleil illuminait ses vitraux, les Tuileries, toujours sous bonne garde, le Louvre, avec ses grandes salles froides et humides dans lesquelles résonnaient les pas des rares visiteurs, le Palais-Royal, fort peu fréquentable en fin d’après-midi, lorsque la pénombre gagnait ses galeries, ou le Boulevard du crime, dont le nom plongeait dans l’effroi les adolescents flânant cours Daujat, et qui lui parut bien anodin dans la journée… Mais il s’en lassa très vite.

Au fond, ce qu’il préférait, c’était se perdre dans le lacis des rues étroites et sombres de ce Paris encore à demi médiéval, avec ses maisons à pan de bois qui jouxtaient des bâtisses en pierre aux fenêtres à meneaux, ses églises de quartier coincées entre des immeubles de rapport, aux façades étroites et grises, percées par d’obscures ouvertures. Par endroits, une avenue ou une place encombrée par des fiacres ou de lourdes voitures de l’Entreprise générale des omnibus permettaient de voir le ciel, mais, le plus souvent, celui-ci se limitait à un mince ruban bleu ou gris entre les toits. Jules était fasciné par l’étonnante vitalité de cette ville, cette multitude qui se pressait à toute heure dans les rues boueuses — ménagères, vendeurs de journaux, portefaix, rémouleurs tirant leur meule sur une charrette à bras, marchandes des quatre saisons, vitriers, chiffonniers fouillant les détritus avec un crochet, étudiants en goguette —, ses marchés emplis de cris le matin, ses embarras, les attroupements autour des camelots qui avaient établi leur étal à un carrefour, les minuscules échoppes à ciel ouvert où l’on débitait la viande à même une demi-carcasse accrochée au plafond. Et lui qui avait été particulièrement choqué, les premiers jours, par la saleté omniprésente, dans les rues jonchées d’immondices au milieu desquels coulaient une rigole nauséabonde, sur les visages des gamins se faufilant entre les passants, sur les façades lépreuses des immeubles proches du mur des fermiers généraux, et qui avait été effrayé par les rats qui sortaient d’on ne sait où pour envahir les places de marché à la tombée de la nuit, n’y prêta plus attention au bout d’une semaine. La saleté était le revers de l’extraordinaire dynamisme qui animait cette ville.

Ce ne fut qu’au bout d’un mois que les tribulations de Jules le menèrent place de la Bourse et qu’il découvrit le temple monumental élevé à la gloire de la finance. Il fut frappé de stupeur par l’ampleur de l’édifice, et surtout par son style, qui n’avait d’équivalent, du moins extérieurement, que celui de l’église de la Madeleine. Il n’était pas loin de 14 heures. Un pâle soleil éclairait vaguement la colonnade aux chapiteaux corinthiens, sous laquelle étaient installés en arc de cercle d’étranges personnages qui proféraient de surprenantes formules — Canal du midi, huit cent quatre-vingts ; Minas de Asturias, trois cent soixante-dix ; Je prends, cinquante ; Sussex precision machining, neuf cent trente ; Trente… — devant un attroupement d’hommes si affairés qu’ils en oubliaient de rectifier leur col, ou de débarrasser leur cigare de la cendre qui finissait immanquablement sur le revers de leur redingote. Impressionné, Boisrenard approcha et resta un moment à proximité, légèrement en retrait, tâchant de comprendre les tractations qui se déroulaient devant lui.

D’autres personnages passaient entre les groupes, l’air important, et Jules se décida à suivre l’un d’eux à l’intérieur du bâtiment. Sans doute n’avait-il pas l’allure d’un financier, car un appariteur l’arrêta et lui désigna un escalier, emprunté par d’autres badauds comme lui, et des femmes, surtout des femmes. L’escalier conduisait à une galerie d’où l’on surplombait une grande salle rectangulaire, délimitée par une double arcade et éclairée par la verrière du plafond, bien plus haut, qui coiffait quatre portions de voûte décorées de fresques en grisaille. Le spectacle, en contrebas, était étonnant. Un parterre de hauts-de-forme s’agitant sur des épaules noires, partagé par quatre travées formant une croix, dans lesquelles circulaient des personnes portant une casquette et une veste galonnée et qui convergeaient vers un espace central dégagé. Là, une vingtaine d’hommes en costume noir se tenaient autour d’une balustrade circulaire entourant un tas de sable. Un brouhaha continu montait jusqu’à la galerie, entrecoupé par les mêmes cris que sous le péristyle : « Forges de Louvain, neuf cent soixante-dix ! », « Je prends, cinquante ! », « Mines de Carmaux, sept cent vingt-cinq ! », qui suscitaient parfois des « ho ! » et des « ha ! » à l’unisson de la part de la foule tout autour. Sur l’un des côtés de la salle, trois hommes sur une estrade reportaient à la craie les chiffres annoncés sur un grand tableau.

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