Nouvelle : Mort au champ d’honneur

Une autre nouvelle sur le mode nostalgique. Pas rigolo, rigolo, vos nouvelles, vous allez me dire. Bon, j’essaierai de faire un peu plus drôle la prochaine fois !

La nouvelle

On attendait. Duparc était sorti sur la terrasse pour fumer une cigarette et Leblanc avait cet air affairé qu’il affichait toujours lorsqu’il s’était passé quelque chose d’inhabituel, ou du moins qu’il n’avait pas prévu. Le brigadier nous regardait tour à tour en fronçant le nez pour retenir ses lunettes, qui glissaient sans cesse et qu’il devait remonter à intervalle régulier avec son index. Il faisait chaud, mais personne n’avait songé à mettre en route le ventilateur à larges pales accroché au plafond.
C’était précisément la réflexion qu’avait faite Maufras la veille. Qu’il faisait chaud.
— Le ventilateur est en panne, avait dit Duparc.

Alors, Maufras était monté sur une chaise, et comme ce n’était pas suffisant, on avait approché une table qu’on était allé chercher dans la salle à côté, car il n’était pas question de monter sur les tables de jeu, le gérant s’y opposait formellement, même si Maufras ôtait ses souliers, une paire de Weston qui, certainement, aurait abîmé le plateau en velours destiné à amortir le bruit des dés sans pour autant les freiner.

On ne savait pas comment il avait fait, il avait réclamé un tournevis pour démonter le capot qui recouvrait le mécanisme entraînant le ventilateur, puis il avait fourragé dans celui-ci et, satisfait, avait demandé qu’on le mît en marche. Les pales s’étaient alors remises à tourner, d’abord lentement, puis majestueusement, dispensant un peu de fraîcheur au-dessous. Il était comme ça, Maufras, quoi qu’il arrive, il avait toujours une solution à vous proposer, ça marchait une fois sur deux, peut-être une fois sur trois depuis qu’on mettait de l’électronique partout. La seule chose pour laquelle il n’avait pas eu de solution, c’était sans doute ce qui venait de lui arriver. Et qui était peut-être prévisible, si on y réfléchissait.

Une sonnerie de téléphone a retenti. Une sonnerie tout à fait déplacée compte tenu des circonstances. Le brigadier a regardé Leblanc avec sévérité et celui-ci a palpé discrètement la poche de sa veste pour trouver son téléphone portable. Quelle idée avait-il eu de programmer « Roxanne », du groupe Police ? Il avait certainement trouvé ça drôle, et peut-être Maufras avait-il rigolé, lui aussi, la première fois qu’il avait entendu la sonnerie, parce qu’il n’était pas le dernier à rire, ou à faire des blagues, et même des coups pendables. Mais là, alors que son corps gisait sur le sol, avec la bouche ouverte et un regard étonné – personne n’avait songé à lui fermer les yeux –, et qu’une petite flaque de sang s’était formée sous lui et avait débordé, rougissant sa chemise sous l’aisselle, et qu’on était tous à l’attendre, la police, enfin disons le commissaire, car elle était déjà représentée par le brigadier au regard vide et à l’allure empruntée, c’était vraiment déplacé et personne n’avait envie de rire.

Une fois le ventilateur réparé, on s’était assis à une table de jeu et on avait réclamé des boissons. On, c’est-à-dire Maufras, Duparc, Leblanc et moi. Et c’était à ce moment-là qu’on aurait pu prévoir ce qui allait se passer. Quatre vieux truands, quatre branquignoles de la vieille époque, genre tontons flingueurs, même que le barman avait apporté un alcool de pommes en grommelant, ça ne s’invente pas, quatre « has-been » qui s’accrochent encore à leur territoire, par nostalgie, parce que ça ne rapportait plus rien depuis longtemps, même ce bar dans l’arrière-salle duquel des joueurs aussi vieux et décatis que nous venaient cramer la moitié de leur retraite complémentaire au poker ou au quatre-vingt-et-un. Des joueurs invertébrés, comme disait Maufras, qui venaient surtout pour picoler et pour rigoler, car plus personne parmi eux ne trichait depuis longtemps – à quoi bon, la complémentaire des autres, c’était pas ça qui leur permettrait de faire fortune. (Et pour quoi faire, d’ailleurs, puisque plus aucune pépée ne mettait les pieds dans ce rade minable et que, de toute façon, elles préféraient partir en week-end à Barcelone avec Easy-Jet pour 49€ plutôt que de faire les yeux doux à un vieux barbon de soixante-dix piges dans l’espoir de lui tirer un gros billet.)

On commençait à trouver le temps long, même le brigadier, ça se voyait à la fréquence de ses remontages de lunettes, et, avec cette chaleur, le corps allait vite se dégrader, comme les fruits au marché le mercredi, sans mentir, avec une chaleur pareille, il valait mieux les acheter tôt le matin pour les mettre au frais. Pas au frigo, bien sûr, jamais, à la cave, mais qui a encore une cave, maintenant, dans les immeubles modernes ?

Au lieu de s’inquiéter de ce qu’avait dit Duparc, que ceux de la cité des peintres voulaient nous déloger pour installer leur trafic, on avait rigolé. Des jeunes qui trafiquaient de l’ecstasy, un truc qui vous ronge les méninges, qui devrait être interdit, enfin, qui l’était déjà, mais sur lequel la police devrait se mettre en priorité. Même que ça nous démangeait de leur donner des tuyaux, à la police, pour nous débarrasser de cette merde qui pourrissait la ville. On avait rigolé et on était passé à autre chose. Maufras avait dit qu’on devrait monter un dernier coup, pas un truc sérieux, une sorte de mascarade, histoire de se rappeler le bon temps des années 60, Elvis Presley, la banane, les filles peroxydées qu’on emmenait à l’arrière du solex pour faire un rodéo dans la ville sous l’œil de leurs parents qui levaient leur parapluie en nous traitant de voyous.

On était jeune à l’époque, Maufras avait vingt-deux ans, Leblanc et Duparc vingt et un et moi dix-huit, mais j’avais menti sur mon âge. On était jeune et on n’avait pas le sou. Pas de quoi s’acheter une mob, alors on avait commencé par de petits trafics, cigarette, ouisky de contrebande. Ça avait tout de suite marché, Maufras avait un pote qu’il avait connu en Algérie qui nous fournissait de la camelote qu’on n’avait pas de mal à écouler. Alors, qu’est-ce que vous voulez, on s’était pris au jeu, d’autant que ça rapportait gros. Enfin, gros… De quoi passer des heures au café à boire des Picon-bières en jouant au flipper, à condition de ne pas faire trop de bruit parce que le patron avait le téléphone sur le bar et le numéro du poste de police affiché à côté. Un jour, Maufras était arrivé avec des fringues toutes neuves et une pépée qui lui roulait des œillades au bras. On était resté la bouche ouverte à les regarder. Il nous avait expliqué qu’on était de petits joueurs, et qu’il fallait viser plus haut, alors, là, on était bien d’accord, parce que la nana avait une paire de jambes à faire baver un curé intégriste et un valseur qui marquait les secondes comme le balancier d’une horloge normande.

Après les années cigarettes et ouisky, on avait fait quelques cambriolages dans les pavillons des environs. Ça nous avait valu quelques balles de chevrotine, même que Leblanc avait failli y perdre ses bijoux de famille, tout ça pour pas grand-chose, trois mille anciens francs, mais ça nous avait permis d’aller faire un tour à Deauville et c’est là-bas que j’avais connu Suzy, une fille avec des cheveux roux et des yeux de braise, qui m’avait dit qu’elle était actrice de cinéma et qu’elle était attendue à Cannes, alors, bonne poire, je lui avais donné cinq cents balles pour se payer le voyage. Je l’ai revue six mois après, elle faisait le trottoir du côté de Barbès et elle ne m’a pas reconnu.

Sirène de police. C’est bien la première fois qu’on a accueilli ce genre de mélodie avec soulagement. Ça voulait dire que le commissaire arrivait, et c’était pas trop tôt. Qu’est-ce qu’on allait lui dire ? Rien, qu’on avait trouvé Maufras étendu là en arrivant. On n’est pas des balances ! Le gérant était effondré, ça allait faire une mauvaise publicité pour son bar, mais il dirait comme nous, parce que ça faisait vingt ans qu’on venait tous les jours et que, sans nous, son bar aurait sauté, vu que c’était Maufras qui avait eu l’idée de la pétition pour éviter qu’il soit exproprié pour dégager le terre-plein devant la médiathèque Johny Halliday.

Il est entré en coup de vent, le commissaire. Le brigadier a fait une grimace pour remettre ses lunettes à leur place et lui a raconté ce qu’il savait, qu’on l’avait appelé et qu’il avait fait les constatations d’usage, consignées sur une feuille de papier maintenue sur une planchette par une pince. Le commissaire nous a regardés et il a dit :
— Emmenez-moi tout ça au poste.

Un comble ! On n’y était pour rien. Et pourquoi il ne s’intéresse pas aux jeunes de la cité à côté ! Nous, on est rangé des voitures depuis… vingt ans au moins. Disons quinze. Et on a tous fait un petit tour à la Santé, six ans pour Duparc, trois ans pour les autres. C’était à la suite du casse du Crédit Agricole, notre plus gros coup, on avait ramassé quinze mille nouveaux francs et j’avais pu acheter une dauphine d’occase, pas vraiment un aspirateur à gonzesses, mais ça m’avait permis d’emmener Rosy à Cavalaire. Avait-il ça en tête ? C’est illégal, il y a prescription, je connais mes droits !

On a jeté un dernier regard à Maufras, notre patron, mais surtout notre pote. Mort au champ d’honneur.

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